rien de nier de rien
LES TANNERIES | Centre d'art contemporain
27.04 - 01.09 2019
Y-a-t-il une forme d’histoire de la pensée de l’absurde chez les artistes belges ? Si l’on envisage ce territoire comme un haut lieu du dadaïsme et du surréalisme, de l’imaginaire poétique et décalé d’un Magritte (ceci n’est pas une pipe), dans une hérédité ô combien revisitée par Marcel Broodthaers (ceci n’est pas une oeuvre d’art), cette réalité géographique, forcément trop réductrice, recouvre un certain pittoresque. Il nous oblige - regardeurs circonspects et bien trop sérieux - à y voir, les expressions loufoques d’un monde désordonné salutairement mis en contrepoint au nôtre. Ce débordement entropique s’avère d’autant plus fascinant qu’il se loge dans le voisinage de nos repères, des organisations liés à nos vies courantes, mais aussi dans celui de notre relation à l’oeuvre, à l’art, et aux savoirs liés à l’une comme à l’autre.
L’absurde est une forme de bouleversement manifesté à la surface des choses. Son émergence travaille nos réalités perçues. Leurs images se craquèlent en cet instant. Cet état rompu du monde nous renvoie immédiatement à nos craintes comme à nos rires. Nos lectures habituelles achoppent sur le grain des choses qui semblent désormais moins bien disposées à y contribuer placidement. Alors il nous faut reprendre le fil, tenter de refaire lien. On tâtonne autant qu'on ânonne - le titre de l’exposition contribue à cette idée – et, telle au théâtre, la scène peut être tout autant dramatique que comique.
C’est là qu’Ante Timmermans nous invite, au seuil des choses et de leur capharnaüm que sont potentiellement toutes nos relations au monde.
Nos logiques de vie, nos approches sensibles sont bornées d’une altérité pouvant se manifester comme un autre possible, porteur d’histoires et de formes d’existence qui viennent l’habiter, et se faisant, viennent cohabiter, avec les nôtres. Lorsque nous en apercevons une expression, s’affirme, dans une fulgurante apparition, la prise de conscience subite d’autres cheminements. Chemins de traverses ? Chemins empruntés ? Chemins embusqués, encombrés.? Le monde que dessine Ante Timmermans fourmille de traits, des traces et de tracés, dont les entremêlements font amoncellement, cartographie, architecture, scénographie. Le cercle y joue un rôle fondamental : il donne à percevoir l’absurdité appliquée à l’idée de parcours, dans une circulation close sur elle-même, sans but affiché. Le cercle forme ritournelle, poésie, mais aussi étrangeté, enfermement. Il nous oriente aussi vers la symbolique théâtrale et ses formes de représentation.
Prolongeant la pensée brechtienne, le travail d’Ante Timmermans envisage l’art comme expression d’une question sociale, une critique des phénomènes politiques, économiques et sociaux qui préoccupent les hommes contemporains. Les ombres de Kafka, Camus et Beckett traversent son univers artistique marqué par une forme de drôlerie désenchantée et de mélancolie. Dans ses dessins, la roue ou le grand huit relient la ville et la fête foraine. On y passe d’une scène à l’autre. Dans ses installations, l’amoncellement se fait aménagement, l’avant- scène et l’arrière-scène sont permutables. L’espace d’exposition devient partie prenante de son propos, montrant en cela - dans la continuité de Duchamp - le rôle qu’il tient, ce qu’il montre, et, ce qu’il dit de ce qu’il montre. Le croquis, la note, le mot griffonné manifestent un monde que se fait vibration et c’est dans cette fébrilité des choses que ce fonde la puissance de son trait, la nécessité de saisir par le dessin, un état d’âme qui est un état d’être au monde.
Ce rapport à la scène explique pourquoi chez lui la pensée de l’exposition est aussi pensée performée. Il se met en scène dans le temps de l’établissement de ce qui fera exposition. La figure de l’âne – comme animal de bât, peut-être aussi comme hommage à Dada - déjà? entrevue à travers une série de ses dessins exposée dans le cadre de Formes d’histoire au printemps 2018, est présente de manière récurrente. L’artiste en endosse parfois le masque dans le cadre de performances qu’il orchestre, seul ou à plusieurs, au sein de ses installations. Les constructions théâtrales qu’échafaude Ante Timmermans mettent en suspend toute velléité de se penser préservé, par-delà le temps scénique, dans le retrait vis-à-vis d’une représentation qui se donne.
L’idée même du moindre répit fait long feu : avec )pause( qui vient en écho à Godot de Beckett, se montre l’impossibilité d’échapper à cette condition, à ces préséances que sont les instructions scéniques qui obligent le jeu théâtral, métaphore de son rapport au monde. L’installation Der souffleur des ichts (1) est autant un plateau déserté qu’un outil prêt à porter la parole de l’acteur ou la soutenir en cas de mémoire défaillante, face aux propos perdus.
Ante Timmermans nous montre l’organisation du monde que conjuguent celles de nos langages.
Bringuebalé par le monde qui l’entoure, le monde qu’il regarde, le monde dans lequel il intervient, tel Sisyphe - autre forme de l’absurde - Ante Timmermans produit, indexe, note, monte ses réalités. Qui sont aussi les nôtres, dans le sans-dessus-dessous qui nous guette à tout instant.
L’écart entre ordre et désordre, logique et absurdité, est ténu. La vie n’en est que plus dense.
(1) Selon Ante Timmermans « Le mot « Ichts » n'existe pas vraiment ; il ne peut pas être traduit dans une autre langue. Il vient de « Nichts » (rien). Ichts est alors « ien » - à la différence que « Ichts » contient le mot « Ich » (je, moi). Nichts - Ichts / Rien - Ien / Nothing - Othing / Niets – Iets… ».
Texte Éric Degoutte, directeur Les Tanneries